20/12/2014

Définir et préfinir

Préquelle de la note sur la pratique contemporaine voulant faire du terme « post-punk » un synonyme de « gothique ». Revenons à une époque, où la distinction entre ces deux notions était indiscutable pour les gardiens du temple et premiers archivistes du mouvement gothique. Et attardons-nous sur la construction du vocabulaire endogène visant à définir et hiérarchiser les musiques dites sombres.

Look Batcave pour homme (Fab Crobard)

Dans les années 90, l'adjectif « gothique » était devenu une étiquette fourre-tout, où se confondaient un courant musical historiquement défini mais également la totalité de ce qu'écoutaient ceux qui se disaient « gothiques ». Soient divers courants que les grufties outre-Rhin regroupent plutôt sous le terme de Schwartze Szene :


Pour les producteurs de discours organiques au mouvement, le goth, en tant que scène musicale dut forcément être défini comme référence des musiques sombres, avec un panthéon de groupes dont les styles délimitent l'orthodoxie. Ce glorieux passé fut donc placé sur un piédestal parfois anhistorique, avec le fantasme d'un impact et d'un scandale digne de son ainé punk :
- Le Gothique, la droite ligne« enfant terrible du post-punk décrié par dégout et/ou par moquerie (…) un des genres les plus matures de l'histoire du rock car contemplatif et esthétisant, et l'un des plus méprisés car outrancier et cynique. »
- Carnets Noirs : Batcave« théâtralité, exubérance et expérimentation (…) des artistes trop fous pour se produit dans d'autres salles (…) théâtral parfois jusqu'à l'expérimentation pure et simple, tant au niveau musical que scénique. »

Les autres musiques écoutées et étiquetés par les corbeaux ne pouvaient qu'être imparfaites à côté de la pureté du goth originel renommé alors « batcave ». La « cold wave » apparaît pour les puristes comme édulcorées, soft et bourgeoise ; le « gothic rock », massif, travaillé, aux accents barbares et aux atmosphères passéistes ; la « dark wave » allemande, une sorte de revival qui réussit à faire du neuf avec du vieux ; les « heavenly voices », accusées d'utiliser la culture gothique comme faire-valoir commercial.


Dans ce contexte, le concept de « post-punk » ne fut accepté que s'il ne contredisait aucunement l'idée que l'évolution la plus viable du punk était le goth. Ainsi le courant postpunk ne pouvait aucunement exister dans ce système dans le sens employé par Greil Marcus et surtout Simon Reynolds. Le terme y désigna plutôt une génération de punks tardifs et/ou le balbutiement du goth encore en gestation.

Rappelons juste que le goth s'était dégagé de la seconde vague punk en substituant la politique par la sexualité et la religion. En dernière analyse, cette posture issue du glam était bien plus transgressive que réellement subversive. Le côté « culte » et « underground » fut cultivé pour répondre à un public en quête de groupes réservés à quelques initiés. Malgré une musique objectivement plus abordables que celles des avant-gardes pré- et post-punk. Par sa position alors volontairement en marge, le goth ne put jamais réellement se positionner en dehors du rockisme, proposant seulement un spectacle d'opposition au mainstream. Ce qui est plutôt rétrograde, suite aux oppositions au spectacle expérimentées par le punk et le postpunk.
  
Quant au mythe de la diabolisation du mouvement, il ne trouvera de réalité que par la cooptation de courants plus scandaleux dans le catalogue des musiques sombres. Nombreux corbeaux peuvent donc remercier Marilyn Manson d'avoir offert à l'adjectif « gothique » une aura sulfureuse.

Sources :

Collectif, Carnets Noirs

04/12/2014

Gothmothers

Une nouvelle note sur certaines influences plus discrètes du goth.

Christa Päffgen dite "Nico"

Dave Thompson, dans The Dark Reign of Gothic Rock, voit dans les albums solo de Nico les premiers enregistrements gothiques. De sorte que, si la Batcave tenait de la Hammer, la chanteuse en serait la Mary Shelley. Il est vrai que ses chansons les plus introspectives et mélancoliques, caractérisées par un symbolisme abstrait, étaient largement admirées par les goths des 80's, au point que ses productions plus tardives apparaissent fréquemment sur des compilations étiquetée « gothic ».


Dans un récent hommage, Simon Reynolds explique que les somptueux paysages sonores de Kate Bush, qui renvoyaient à des temps pré-punks, devinrent intelligibles au sein des 80's luisantes et surproduites. Originaire de la même banlieue Sud de Londres que Siouxsie Sioux, la jeune femme apparut alors comme la grande tante chic des goths.


Ce sont les tendances les plus éthérées, goth-lite ou darkwave, plus enclines au travail de studio qu'à la performance scènique, qui furent les plus redevables de ces racines féminines.



26/06/2014

Goth vs Gothic

Il est temps de se pencher sur la nuance entre les codes adjectivaux « goth » et « gothic ».

une vision romantique d'Ulfilas évangélisant les Goths

Communément, l'adjectif « goth » fait référence au Goths, un peuple barbare germanique remontant au III° siècle et dont les deux branches, Ostrogoths et Wisigoths, furent en guerre contre l'Empire Romain à la fin de l'Antiquité.

L'adjectif « gothic » est lui plus souvent utilisé pour caractériser deux mouvements historiquement distincts :
- le style architectural francigenum opus qui s'est développé à partir de la seconde partie du Moyen Âge en Europe occidentale, atteignant son pic au XV° siècle.
- le genre de fiction littéraire anglaise, popularisé à la fin XVIII°/début XIX° et précurseur du roman noir par son cadre lugubre, mystérieux et souvent horrifiant
Comme l'évoque Pete Scathe, l'évolution vers un aspect plus raffiné du mouvement goth fut en grande partie une conséquence de l'étiquetage lui-même. En effet, les différentes appropriations des significations de ces deux termes orientèrent les différentes directions prises.


Le changement d'épithète de 
« goth » à « gothic » semble avoir accompagné le changement de paradigme du punk au rock au sein de la scène. Et de surcroît, un glissement des signifiants et des thématiques. Ce passage du goth originel au gothic rock, proprement dit, fut essentiellement initié par quelques groupes proposant alors les archétypes du genre.

La formation culte de Ian Astbury fut l'une d'entre elles. Voici donc deux exemples qui marquent assez bien cette rupture, et peuvent donc aider à éclaircir l'espace entre les deux concepts :
- goth, tribal et païen, chez Southern Death Cult, figure de proue des positive punks. 
- gothic, épique et romantique, chez The Cult, tête d'affiche des dark rockers.

07/06/2014

Gothfathers

Une note sur quelques influences notables du goth souvent occultées.

A cause de certaines compréhensions de l'après-punk, très ancrées car nécessaires pour consolider une certaine image du goth (romantisme noir et expérimentalisme spectaculaire), la plupart des récits font l'impasse sur les racines des scènes originales ayant un ton moins grave et sérieux. Or elles précisent parfois bien mieux que les références plus tardives ce qui fit l'originalité de la tendance au début des années 80.

Dr Frank-N-Furter (Tim Curry)

Dans son article fondateur sur le positive punk (février 1983), Richard North explicite le dénominateur commun de ces nouveaux groupes : l'utilisation d'une imagerie mystique/métaphysique et le symbolisme, et cela avec humour, style et fun. Ces composantes essentielles du mouvement sont, chez certains groupes, bien plus proches du Rocky Horror que d'Aleister Crowley. L'épigramme de l'article emprunte également le « Don't dream it, be it ! » du Dr. Frank-N-Furter.

Les thématiques du musical glam rock culte de Richard O'Brien, hommage aux séries B de science-fiction et d'horreur, sont omniprésentes à la Batcave. Voici un extrait de l'adaptation cinématographique de 1975 :



C'est une généalogie commune avec le glam rock qui fit l'unité des groupes goths, comme le rappelle Simon Reynolds dans sa chronique du coffret A Life Less Lived: The Gothic Box (2006). Le critique insiste surtout sur le fait que ce fut Alice Cooper, bien plus que Bowie ou Bolan, qui était le vrai parrain du goth, de par sa théâtralité horrifique et son humour noir. Ouvrant la voie pour les branches américaine (death rock de Christian Death) et britannique (glam punk de Specimen).


Rappelons qu'avant de se ridiculiser en se prenant au sérieux et/ou en sombrant dans la nostalgie de son propre passé, le goth était festif et positif.

Cf. ce témoignage de Jonny Slut rapporté par Mick Mercer (Gothic Rock, 1993) :
It was a light bulb for all the freaks and people like myself who were from the sticks and wanted a bit more from life. Freaks, weirdos, sexual deviants... There's people around who'll always be attracted by something shiny, glittering, exciting. At the time the Batcave wasn't a doomy, Gothy, droney grungey sort of place. I don't think it ever was, but I imagine in this day and age that's what people may imagine it was... but it was more Gotham City than Aleister Crowley.

01/05/2014

Goth maintenant

Exercice sur l'historicité du goth. Quels courants musicaux contemporains présentent une démarche analogue ? Afin d'appréhender de possibles formulations répondant à cette question, il est nécessaire de considérer à la fois sa signification subculturelle et sa place dans l'histoire du rock.

Specimen (1983)
Jason Pitzl-Waters, dans One revival or two?, observe un revivalisme double en 2011 de la tradition et des sonorités gothiques : à la fois au sein et en dehors de la subculture. Le terme « goth » fut plus ou moins réhabilité et appliqué à nombreux nouveaux groupes « sombres », ainsi qu'à des genres comme la witch house ou la dark/ritual ambient, qui ont successivement été dans la hype. L'attention s'est également focalisée sur des groupes comme Zola Jesus, Esben & the Witch, O Children,… Il fut question de « nu-goth » « nu grave » et de « nightmare pop ».



En parallèle du romantisme rétro de l'évolution de la scène historique, une nouvelle génération de musiques sombres s'étaient développées dès le milieu des années 80, sous diverses nouvelles étiquettes. La plus polyvalente et précise étant probablement « darkwave ». Pour Mick Mercer, le concept de goth change inévitablement et assume différentes formes, telles que l'ethereal ou le neo-classical. Les simples copies du goth originel ne sont donc pas intéressantes. Cela doit être vrai et sincère, et non forcé. Cf. cette interview en 2007.

Plus ouverte que ses prédécesseurs, la darkwave inclut dans ses influences tout ce qui est plus ou moins sombre. Le modo positif de la Batcave « Stand Up, Stand Out ! » y est également perpétuellement réactivé ; rompant avec la stagnation nostalgique et négative des vétérans.


En considérant le goth comme une forme punk de shock rock, une version postérieure de cette posture dut nécessairement prendre en compte des musiques plus récentes : le heavy metal et le grunge plutôt que le punk, l'indus plutôt que le postpunk. Schématiquement, nous arrivons bien au rock/metal industriel. La différence la plus notable avec le goth étant une plus grande politisation du discours.


Le visual kei offre également une formulation typiquement japonaise et parfois extrêmement post-moderne de shock rock plus ou moins gothique. Mercer rejette la tendance, l'accusant de n'être qu'apparence sans réel contenu.

21/04/2014

Postpunk vs Goth

Apprenons à reconnaître le postpunk et le goth.

Andrew Eldritch (1984-85)
Pour ceux qui ne comprennent pas le principe des liens hypertextes, voici deux morceaux s'inscrivant chacun dans une de ces deux tendances. Ils partagent une ligne de basse assez similaire, traitent du couple, mais divergent suffisamment musicalement et textuellement pour marquer l'écart :
- We're so cool des Au Pairs (13 mai 1981) : un exercice du groupe mixte d'agit-funk de Lesley Woods sur l'aliénation dans le couple ; illustrant ici le métissage stylistique et le radicalisme critique des groupes postpunk les plus politiquement impliqués :
- Body and soul des Sisters of Mercy (4 juin 1984) : une balade de la bande d'Andrew Eldritch sur l'abandon à l'autre, corps et âmes ; illustrant ici le retour du goth vers nombreux idiomes du rock, autant dans la forme que dans le fond :

26/02/2014

Réformer et déformer

Depuis le début du millénaire, les producteurs de discours autour de la subculture gothique semblent vouloir faire du terme « post-punk » la nouvelle étiquette générique de leur catalogue musical qui s'étend de la Batcave au Wave Gotik Treffen.

Compilation sortie chez Music Brokers (2009)

Attardons-nous, sur les origines de cette pratique, ainsi que ses implications dans la compréhension des courants musicaux impliqués.

Il faut dans un premier temps considérer la perpétuelle redéfinition des frontières génériques de la subculture gothique, et donc des épithètes utilisées, par ses membres. L'évolution des codes adjectivaux, en réaction à la mise à jour du vocabulaire musical et esthétique populaire, devient rapidement une nécessité pour une subculture afin de cadrer l'inclusion des nouveaux venus, mais également pour la construction d'une histoire mythique.

Afin de se réclamer d'une descendance directe du punk de 1976, influences et précurseurs sont alors nécessairement inclus parmi les pionniers issus organiquement du mouvement. Bien que cela soit objectivement faux et conduise à ignorer plus d'une demi-décennie de développements musicaux, donnant à de nombreux musiciens des intentions et un positionnement qu'ils n'eurent jamais.

Ainsi depuis le milieu des années 80, la programmation des soirées goths a toujours ratissé au delà des tendances goth/death rock et de la darkwave, s'étendant même à un certain type de postpunk ou à divers tendances indie, comme la dream pop.

Affiche pour une soirée au Boucanier (1988)

En France, les adeptes du mouvement, désignés souvent sous le nom de « corbeaux », eurent même nommé tout cela « cold wave » voire « new wave » ; et ce bien que le véritable courant éponyme (~1976-80) n'y soit pas inclus. Les corbeaux qui découvrirent sur le tard le terme  « gothic », se l'approprièrent enfin. Mais toujours pour une utilisation bien trop large.

Dans les années 90, quand les média sur-usèrent le terme dans des contextes de sensationnalisme, les corbeaux le rejetèrent et s'emparèrent de divers signifiants et réécrivirent téléologiquement nombreuses définitions de sous-genres musicaux.

Ce rejet s'appuie également sur l'écart sémiotique dans l'utilisation des codes adjectivaux par des non-anglophones. Ainsi le qualificatif « goth », avec ses revendications tribales et païennes, renvoie plus facilement pour les francophones aux barbares dans son sens péjoratif. De même pour « gothic » qui perd beaucoup de sa connotation positive, littéraire et romantique, et évoque plutôt une imagerie moyenâgeuse.


Dans les années 2000, la (re)découverte quantitative et qualitative du courant postpunk du fait de son revivalisme international poussa nombreux corbeaux à préférer cet adjectif, apparemment plus neutre, aux éternelles « goth », « dark » ou « cold ».

Supposons l'équivalence entre musiques gothiques et musiques post-punk.

Si la niche alternative que fut le goth est qualifiée de « post-punk » (alors pris dans un sens large) à cause de ses liens avec le punk rock, alors tous les genres de rock issus de la diversité de l'after-punk jusqu'au grunge le sont aussi : alt-rock, indie-pop, hardcore, post-hardcore ... La liste des courants post-punk serait interminable, mais il n'y pas de contre-sens historique en énonçant que le goth est l'un d'entre eux.

Par contre avec une définition plus stricte, il y une différence de fond significative entre la démarche et la musique du courant spécifiquement nommé « postpunk » (~1978-81) et la scène originelle dite « goth » (~1982-85), cette dernière étant même née en réaction au puritanisme et à l'expérimentalisme du premier.



Cela s'applique également pour les développements suivants que sont le gothic rock et la darkwave, qui présentent une posture plus sérieuse mais renouent avec le rockisme et le romantisme pré-punk.

Sources :

Thierry F. Le Boucanier, Batcave Memories
Collectif, Carnets Noirs